Salut tout le monde !
Merci de vos réactions et votre intérêt ! :)
Valentin T. a écrit:J'ai le sentiment que la théorie rôliste gagnerait énormément à se rapprocher des concepts déjà existants en science, et dont les propriétés ont beaucoup été étudiées. Elle gagnerait à la fois en clarté et en prédictions puissantes.
Oui, on le fait en fait beaucoup entre nous, moi surtout avec des théories de sciences sociales. C'est compliqué pour deux raisons.
- D'une part ça demande du temps et beaucoup d'efforts. Je dois dire que le climat actuel du jdr ne me donne pas envie de parler de théorie de jdr et encore moins de parler de mes travaux scientifiques ou de mes connaissances de thésard. Entre le galvaudage à outrance (par rapidité, par manque de rigueur ou par instrumentalisation) et le fait de se faire traiter d'élitiste intello, je peux pas dire que ça donne envie de sortir de ma coquille (assez épaisse, j'en conviens).
- D'autre part, ces rapprochements sont effectivement importants, mais il est aussi important de développer nos propres concepts et notre propre théorie et de ne pas être esclave de concepts venus d'autres champs (on en discute ici). Le Vide fertile c'est un concept de jdr, et on en reparlera et on reparlera des liens entre ce concept et les notions de système en sciences (sociales pour ma part). Mais il faudra aussi faire preuve de pédagogie et de clarté pour que ça ne se résume pas à des concepts d'autres champs.
Bref, il faudra faire un podcast sur ce sujet précisément et je sens que ça va demander pas mal de sueur.
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Merci beaucoup
Steve de tes critiques et de tes éloges ! Je ne savais pas que tu pensais tant de bien mon travail (que ce soit
Monostatos ou La Saveur du Ciel) ou que tu avais poussé tes réflexions dessus aussi loin.
Je ne suis pas sûr de saisir ce que tu as compris lorsque j'ai parlé d'« interprétation de seconde main ». Ce que je voulais dire, c'est que je ne la connaissais pas directement, j'en avais entendu parler (par toi, je crois) mais pas lue directement.
Pour aller
au cœur du problème, je crois que la solution est simple, et même que tu la donnes toi-même.
La note d'intention et les lectures en fin du livre donnent le ton du jeu et comment je l'ai pensé.
En même temps, comme tu le fais bien remarquer, les règles n'empêchent pas de créer un personnage à l'orientation politique que l'on souhaitera, y compris des personnages conservateurs ou « libéraux » (au sens français) si le cœur des joueurs leur en dit. Les règles sont infiniment plus puissantes que ma note d'intention, et dans les nombreuses parties que j'ai menées, j'ai vu une bonne quantité de personnages très critiquables voire franchement salopards, contre lesquels on pouvait se dire que le Culte de Monostatos a raison de se battre.
D'ailleurs dans l'univers le Maître Abime ne sert pas d'autre but que de fournir un adversaire au Culte de Monostatos qui soit objectivement pire (qui règne par la peur et le poids des traditions, alors qu'au moins Monostatos règne par le confort et la sécurité).
La note d'intention est un guide, les joueurs en font ce qu'ils veulent.[1]
Tout ce que les règles imposent c'est de se rebeller contre Monostatos et son Culte. (Et en soit, ça peut poser problème. Je crois que je dis dans le podcast que j'ai eu des joueurs qui étaient bloqués face à cette situation.)
Mais elles n'imposent pas la forme que doit prendre cette rébellion.Si, comme tu le dis, les règles de
Monostatos incitent à produire du discours politique et des arguments, alors je peux me féliciter d'avoir atteint mon objectif.
Que les règles n'incitent pas à produire un vrai dialogue (et pas seulement un débat où on se jette les arguments à la figure) ne me dérange pas. Je comprends que ça puisse gêner, mais je ne suis pas convaincu de l'efficacité de ces dialogues, en particulier en politique. D'une certaine manière, les règles disent quel que chose dont je suis convaincu: on peut (il faut) se construire intellectuellement, mais il y a un moment où il faut aussi passer à l'action, ça ne peut pas rester des arguments en l'air.
Ce qui m'intéressait dans ce jeu, c'était que les joueurs se positionnent, ne soient pas léthargiques (et c'était une problématique qui me travaillait très fortement à l'époque, j'avais une lecture de Nietzsche très orientée dans ce sens, en particulier en m'appuyant sur les § 4-5 de l'introduction d'
Ainsi parlait Zarathoustra).
A nouveau, c'est la même position: je préfèrerais que les joueurs se positionnent sur une position qui est politiquement proche de la mienne, mais je préfère encore qu'ils se positionnent contre moi plutôt qu'ils n'aient pas d'opinion. D'où le fait que la note d'intention soit sur mes opinions, mais les
règles poussent à se positionner.
Je ne pouvais pas me priver de la note d'intention parce qu'il me semble qu'elle rajoute une dimension qui serait invisible sinon. Plus personnellement, j'ai toujours apprécié les notes d'intention, j'aime savoir où va l'auteur et ce qui l'intéresse lui. J'ai tendance à voir les jdr (et les œuvres en général) comme des ponts, d'un être à un autre, et ça m'intéresse d'arriver à toucher l'esprit de l'autre et ce qu'il a à me proposer. Bien entendu, c'est plus élégant quand les règles toutes seules permettent d'y arriver, mais quand ce n'est pas le cas la note d'intention est bienvenue, ne serait-ce que comme béquille.
[1]D'ailleurs en repensant au débat, c'est amusant que les positions se soient renversées. D'habitude je dis qu'il faut suivre de très près la position de l'auteur, mais ici je dis qu'on peut s'en passer.
Inversement, si quelqu'un ayant une position de jdr plus « traditionnel » me reproche ma note d'intention, c'est bien qu'il ne peut pas s'empêcher d'y prêter attention, il ne peut pas « faire ce qu'il veut », comme on entend souvent.
Je ne suis pas à une contradiction près, je veux bien le reconnaître. Je pense qu'on pourra reparler aussi de ce débat, parce que ma position est plus fine que ça et que je pense que c'est qu'une contradiction en apparence. Mais ce message est déjà vraiment long et je ne veux pas dérailler plus loin.***
Bonus !Puisque Valentin suggérait de parler de sciences et de faire des ponts, je me lâche !
Une des influences importantes de
Monostatos est celle de ma directrice de thèse, Eve Chiapello, qui est une sociologue spécialiste entre autres des critiques du capitalisme, c'est-à-dire des discours qui s'indignent contre notre système économique et plus largement notre société.
Dans un livre plutôt connu dans les milieux sociologiques,
Le Nouvel Esprit du Capitalisme, elle et Luc Boltanski développent une théorie des interactions entre les critiques et le capitalisme, comment ce dernier peut (ou pas) les récupérer, etc. C'est exactement de là que me viennent la notion des Cabales, ces organisations qui s'opposent au Culte mais sont récupérées et instrumentalisées par lui.
D'abord dans
Le Nouvel Esprit puis dans d'autres travaux, Chiapello développe une typologie de cinq critiques majeures du capitalisme:
- la critique sociale, qui reproche au capitalisme d'encourager l'égoïsme et de créer de la misère, c'est la critique de la gauche marxiste/marxienne et plus largement des mouvements syndicaux
- la critique artiste, qui reproche au capitalisme d'encourager le contrôle et la standardisation des existences individuelles; c'est une critique portée par Baudelaire, par plein de philosophes et penseurs allemands (allez lire L'homme unidimensionnel d'Herbert Marcuse !), mais aussi de gens comme Foucault ou Peter Sloterdijk (voir Critique de la raison cynique)
- la critique conservatrice qui reproche au capitalisme d'encourager l'immoralité, mais qui reproche aussi à la critique sociale de répandre l'idée que les humains pourraient égaux, alors que c'est une chimère, il y a nécessairement ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas, mais il est du devoir des dirigeants d'une société (ou d'une entreprise) de s'assurer que les travailleurs puissent avoir des conditions de vie dignes et morales. C'est une critique fortement portée par la doctrine sociale de l'Eglise, voir les encycliques De Rerum Novarum et Quadragesimo Anno.
- la critique écologique qui reproche au capitalisme de détruire le patrimoine naturel et de ne pas être soutenable dans le temps (je ne développe pas, on la connait tous bien)
- la critique libérale qui reproche au capitalisme de ne pas aller au bout de sa propre logique et de ne pas laisser suffisamment de liberté économiques
La proximité entre Foucault et le libéralisme est tout à fait possible (mais à mon avis discutable si on repense à son concept de bio-politique): c'est la proximité possible entre la critique artiste et la critique libérale, qui partagent toutes les deux l'éloge de l'individualité et de la liberté (que ne partagent pas les autres).
Chacune de ces critiques peut se rapprocher plus ou moins des autres (c'est parfois très difficile), mais il y a des proximités entre la critique artiste et la critique sociale (c'est mai 68, l'anarchisme, l'auto-gestion), entre la critique libérale et la critique conservatrice (la droite américaine le fait très bien, mais des gens comme les ordo-libéraux allemands de l'après-guerre sont aussi dans cette position), entre la critique écologique et la critique artiste (revenir à des modes de vie plus sains et plus libres), entre la critique écologique et la critique conservatrice (revenir à des modes de vie plus traditionnels, proches de la terre et d'une image à mon sens romantisée de la paysannerie), entre la critique sociale et la critique conservatrice (la misère comme facteur d'immoralité, l'immoralité comme facteur d'égoïsme), etc.
Monostatos s'appuie beaucoup sur la critique artiste, c'est en tout cas comme ça que je présente les choses dans ma notes d'intention (et l'univers y pousse aussi, soyons honnête).
Mais effectivement rien n'interdit de se positionner à partir d'autres critiques. J'avais ce cadre théorique dans la tête au moment d'écrire
Monostatos, donc j'imagine que ça s'y retrouve.
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Quant à
La Saveur du Ciel, il y aurait sans doute beaucoup à en dire aussi.
Merci encore Steve de ton intérêt pour ce jeu, je dois dire que je ne lui donne pas autant d'importance. J'aime bien ce jeu parce qu'il est efficace, fini et qu'il me torture moins que
Monostatos et que Sphynx parce que j'en attends aussi moins. Mais en même temps, il ne me porte pas aussi haut que les deux autres. Je le sens nettement moins personnel, j'ai l'impression que beaucoup de ses thèmes sont en fait très présents dans beaucoup d'autres œuvres; ce n'est pas vraiment « mon » jeu, plutôt un jeu issu d'une certaine culture (nipponophile notamment) dans laquelle je baigne.
Au départ, je l'ai écrit sans ambition, simplement pour répondre au défi que m'avait un soir lancé Christoph Boeckle.
Peut-être que cette expérience porte aussi un enseignement d'une certaine profondeur sur la création de jdr: pour réussir un jeu (c'est à dire, comme tu dis, pour y mettre quelque chose concrètement plus personnel), il aborder sa création avec peu d'ambition et ne pas se donner un trop grand objectif au départ. La grandeur du jeu viendra en cours de route.
C'est une réflexion que je poursuis beaucoup en ce moment alors que je bloque pour produire mon prochain jeu, sans doute parce que j'y mets trop d'attentes préalables, je le rêve tout de suite parfait et c'est une attitude extrêmement néfaste pour un jeu en train de naître.